Au cœur de Ferrandi, l’une des écoles culinaires les plus prestigieuses au monde, la transmission du savoir-faire n’est pas seulement une mission : c’est un art. Chef formateur au sein de cette institution d’excellence, Pierre-Matthieu Moulard ne se contente pas d’enseigner, il transmet un héritage : des gestes précis, une culture du goût, un sens aigu de l’exigence… mais aussi une invitation à la curiosité et à l’ouverture d’esprit.
À travers un échange sincère et passionné, il revient sur ce qu’il considère comme essentiel pour un futur chef : l’humilité et la curiosité, la compréhension profonde des gestes et des matières, mais aussi la liberté d’explorer sa propre identité culinaire. Il partage ce qui le motive au quotidien — voir un élève “avoir le déclic”, sentir l’émulation d’une brigade d’apprentis, et contribuer à façonner la génération de cuisiniers de demain.
Ferrandi est souvent présentée comme "la Harvard de la gastronomie". Qu’est-ce que cela représente pour vous d’y être chef formateur ?
Pour être franc, quand on a pas fait d’études supérieures et qu’on est dans des métiers manuels, la notion de « Harvard » est très abstraite. Mais Ferrandi est une véritable institution dans la formation culinaire, pâtissière et boulangère. L’école est plus que centenaire, elle est ancrée dans l’excellence. Les nombreux chefs et cheffes qui en sortent y reviennent toujours ! Les différents restaurateurs avec qui on travaille s’en remettent aveuglément à l’école. Il y a un véritable attachement. Intégrer cette école est donc forcément impressionnant, tant en tant qu’élève que formateur d’ailleurs.
Je pense que ce qui fait la force de cette école, ce sont les différents formateurs. J’ai la chance de travailler avec des personnes très solides techniquement sur les bases et qui n’hésitent pas à intégrer de nouvelles techniques, d’où qu’elles viennent. Il y a un véritable échange entre pairs, chacun avec la volonté de faire progresser l’autre. Et tout ça se fait au bénéfice de tout le monde, élèves comme formateurs.
Quelles sont, selon vous, les valeurs fondamentales à transmettre aux futurs chefs ?

La curiosité d’abord. Tant au sens de l’apprentissage que de l’ouverture à l’autre. Notre métier évolue à une vitesse incroyable que ce soit sur les gestes, le matériel ou les ingrédients et forcément, techniquement, ça nous pousse. Et cette progression se fait avec les autres, ou pour les autres si on est dans la position d’expliquer quelque chose. Dans les deux cas, il faut comprendre notre interlocuteur, savoir qu’il a des compétences différentes, connaître ses forces et ses difficultés pour l’accompagner au mieux. On n’avance pas seul dans ce métier, donc rester ouvert est primordial.
Ensuite, la simplicité : on ne fait « que » à manger ! On ne sauve pas des vies. On intervient dans des moments de plaisir et de partage. Et, c’est le paradoxe de ce métier, c’est qu’il génère beaucoup de stress. Cette simplicité est, selon moi, la pierre angulaire d’un métier qui allie exigence, plaisir et passion.
En tant que chef formateur, comment abordez-vous la transmission du geste et du savoir-faire ?
D’abord, il faut le comprendre. Imposer le savoir ne peut pas fonctionner correctement. C’est en comprenant ce que l’on fait, technologiquement et techniquement, qu’on peut avancer sereinement. C’est primordial. On l’explique donc d’abord. Puis on le montre. Ensuite, on observe et enfin on laisse faire. S'il faut, on revient aux explications et on recommence. D’où l’importance de comprendre son interlocuteur. Chaque élève rencontrera des difficultés à un moment différent de l’autre, il faut être attentif à ça.
La création est ensuite, je crois, un très bon moyen (peut-être le meilleur) pour s’approprier une technique, un geste et le savoir.
Si demain je décide de faire un plat avec une technique particulière, ou que je veux même « recopier » ce qu’un autre chef fait, je vais me pencher sur la technique, la décortiquer, utiliser mes connaissances des ingrédients, des processus d’élaboration… et à travers ça, je vais appréhender une technique, un geste plus facilement. J’ai pu le constater au fur et à mesure des différents modules de création que j’ai pu faire avec mes élèves.
Et forcément, la patience. Des deux côtés, du formateur comme de l’apprenant. Quand on est patient, on est persévérant. Donc le geste suit.
Quelle est votre approche pour aider les étudiants à trouver leur identité culinaire ?
C’est un sujet que j’aborde peu avec mes élèves. Ou alors pour décortiquer ce que peut faire un chef, son approche, pourquoi il fait comme ça.
Une identité culinaire se façonne avec le temps et l’expérience qui vous nourrissent. Ce que vous vivez professionnellement et personnellement vont faire évoluer votre approche du métier, et donc votre identité. On n'est pas le même à 20 ans qu’à 40 ans. Ou alors, c’est que vous n’avez pas avancé.
En revanche, je pousse mes élèves à regarder ce que font les chefs (reconnus ou pas), à essayer de comprendre comment c’est fait. Mais aussi à aller au musée, à s’intéresser à l’art, à comprendre pourquoi ils vont aimer ou pas tel ou tel film, musique… Bref, on y revient, de cultiver leur curiosité !
On a la chance incroyable de pouvoir travailler sur tous les sens. On a donc plusieurs clés d’entrée quand on construit un plat, un dessert. Les sens, la saisonnalité, le but de notre plat… donc trouver sa place au milieu de tout ça, arriver à imprimer son identité peut être difficile. C’est pour ça que je pousse mes élèves à se « nourrir » et à comprendre une création.

Quels chefs, expériences ou moments ont le plus influencé votre parcours et votre façon d’enseigner ?
Je vais dire une banalité, mais toutes mes expériences professionnelles ont eu une influence. Mais je le perçois vraiment maintenant que je suis dans la transmission.
Mais pour répondre vraiment à la question, deux chefs ont eu un véritable impact sur mon métier, ma façon de gérer des équipes et donc ma façon d’enseigner.
Le premier, Philippe Rigollot. C’était le chef pâtissier de chez Pic, à Valence. Il avait des connaissances infinies, techniquement il était très pointu. Le genre de personnes qui réalisent des choses difficiles mais quand on le voit, ça a l’air très simple !
Mais il avait cette humilité et cette patience qui ont fait qu'il a pris du temps avec moi pour m’expliquer, me former avec un véritable sens pédagogique. Ça a eu beaucoup d’impact par la suite, tant en tant que chef que formateur.
Le second, André Saubatjou, à l’époque c'était le chef de la brasserie le Sud de Paul Bocuse. Dans le même esprit que le précédent, un chef qui prend le temps d’expliquer, de montrer et qui met aussi le juste milieu entre l'exigence et le plaisir.
Je pense souvent à eux pendant mes cours notamment quand j'ai un élève qui rencontre de grosses difficultés.
Dans votre métier, quelle est la partie qui vous procure le plus de plaisir au quotidien ?
Quand un.e élève a le déclic, qu'iel arrive. Entendre l’élève dire « j’y arrive, ça y est », alors la journée a été bonne !
Il y a aussi un moment particulier pendant mes cours. Chaque semaine, j’organise ma classe en brigade. Et mon ou ma chef.fe de semaine doit être présent.e pour tout le monde. Mais aussi aller voir les clients et recueillir les retours. Généralement les retours sont positifs car les élèves ont bien travaillé. Chacun au service du collectif. Lorsque le ou la chef.fe de semaine fait les retours, c’est toujours chouette de voir le plaisir d’avoir ces commentaires positifs.
Qu’est-ce qui vous étonne ou vous réjouit le plus chez les jeunes générations d’élèves que vous formez aujourd’hui ?
Leur courage. Celui que ma génération, et la précédente, n'ont pas eu sur ce métier au même âge. On a accepté ou pris pour acquis des choses intolérables, anormales. Il y avait de la peur et de l’omerta. Ou même parfois, on n'y pensait pas, c’était la norme.
La génération actuelle n’hésite pas à dire non, à manifester son désaccord, à dénoncer. Et c’est une très bonne chose. Le monde de la restauration est un monde compliqué à faire bouger. On le perçoit aujourd’hui dans le discours de certain.es chef.fes.
Je pense, et j’espère, que dans les années à venir, ce milieu va être bien secoué ! Et ce sera grâce à cette génération. Et elle a tout mon soutien.
Certaines choses commencent à bouger, heureusement. Des chef.fes comme Eloy Spinnler et sa bienveillance envers ses équipes ou encore Manon Fleury et son équipe entièrement féminine au Datil.
Si vous ne deviez transmettre qu’une seule leçon essentielle à vos étudiants, laquelle serait-ce ?
S’amuser.
Je dis parfois à mes élèves, notamment ceux qui peuvent avoir des difficultés, que la pâtisserie c’est comme un jeu de société. Il y a des règles, certaines un peu complexes, mais dès qu’on les maitrise, on commence à s’amuser. On peut jouer avec les limites, savoir exactement ce qu’on peut faire ou pas…
C’est un métier qui a son côté ingrat : on est souvent dans l’ombre, les horaires sont compliqués, on est au service des autres… donc s’amuser c’est essentiel. Se faire plaisir. Si on prend les choses par ce côté, on avance bien mieux je trouve.
À vos yeux, où se situe aujourd’hui la véritable innovation culinaire : dans la maîtrise des nouvelles technologies, dans l’exploration scientifique de la matière, ou dans une réinvention radicale des traditions ?
Je pense que tout ce qui concerne les nouvelles technologies, et j’ai pu le constater au moment de la cuisine moléculaire par exemple, il y a généralement un grand effet de mode. Puis il s’estompe et on passe à autre chose. Il en reste toujours quelque chose, des techniques que l’on garde, mais elles bouleversent rarement nos manières de faire, de produire ou de créer. Elles peuvent nous aider, nous permettre d’être plus précis ou de jouer sur des textures, mais elles ne réinventent pas le métier.
Je crois en revanche que c’est la société qui nous pousse à innover. Les changements d’habitudes alimentaires, les consciences écologiques sont autant d’évolutions qu’il faut intégrer et qui bousculent le métier. Repenser des classiques sans utiliser de protéines animales ou en réfléchissant au circuit-court, la saisonnalité qui change… etc. Les défis sont là.
Un chef qui a vraiment bossé là-dessus c’est Florent Ladeyn. Un chef étoilé dans le nord de la France qui est allé jusqu’à supprimer le café de son restaurant ! Il l’a remplacé par de la chicorée, présente dans sa région. Il n’utilise plus de chocolat ou de vanille, ce qui en pâtisserie est vraiment fou comme pari ! Mais il y arrive, et très bien même. Je pense qu’il est un des rares à avoir compris ce qui arrive. Et il arrive à garder son identité, il a une vraie marque, une vraie empreinte. Donc c’est possible. En y réfléchissant, je me dis que c’est en creusant son identité qu’on arrive à l’innovation.
Un autre élément qui bouleverse le métier et qui obligera à le repenser, c’est toutes les questions liées au personnel. Cette question est aujourd’hui abordée par l’angle de la plainte des patrons et, selon moi, ce n’est pas la meilleure manière de procéder. Les horaires, les salaires, la violence engendrés par ce métier sont autant de freins au recrutement.
La solution passe, je le crois, par une vraie remise en question de la manière dont tournent les restaurants. Il faudra sûrement produire moins, avec moins de monde et mieux valorisé. Ou trouver d’autres solutions. Un chef comme Eloy Spinnler, par exemple, s’est attaqué à cette question et son approche managériale est extrêmement tournée vers ses salarié.es. A ma connaissance, il n’a aucune difficulté à recruter.
Les grand.es chef.fes ont un rôle majeur dans la société. Ils sont l’incarnation du travail des produits que nous consommons. Ils ont un exemple à donner mais ça passe par une réflexion complète de ce qu’ils et elles font. Ce qu’ils et elles feront sera le reflet de leur identité (culinaire et non-culinaire) et donc, en creusant, permettra de faire évoluer la pratique de ce métier et donc d’innover.